Mort à Paris le 30 août 1996…
Je l’avais rencontré lors de ma deuxième année dans ce beau pays, présenté par un jeune homme qui était alors mon agent. Evidemment je n’ignorais pas le personnage à la voix reconnaissable entre toutes dans ses interventions à ‘La Tribune des Critique de Disques’ sur France Musique. J’étais presque mort de peur : mon niveau de français, mes connaissances allaient-elles suffire ? Je suis arrivé une demi-heure en avance un soir d’automne, au restaurant ‘Chez Tran’ où il avait donné rendez-vous : face à la Maison de la Radio. J’ai facilement repéré l’adresse, mais décidé qu’il fallait agir comme un grand, et passer la demi-heure libre en face, au bar du coin. Ainsi j’ai commandé un whiskey, sec, et passé le temps au zinc à réviser mes citations et mes mots d’esprit. Car on savait le plaisir avec lequel il détournait une phrase, jouait des contradictions avec subtilité, humour ! Notre diner à trois s’est passé à merveille. Ouf ! J’avais passé mon audition.
Je retiens encore des lointaines années 80, quelques-uns de ses aphorismes : par exemple que « De nos jours on ne trouve plus personne pour chanter un opéra de Verdi alors qu’il n’est plus impossible de distribuer un opéra de Haendel ». Mais il n’était pas naïvement nostalgique des grands chanteurs du passé : à un mélomane lui affirmant péremptoirement que Domingo ne valait pas Lauri-Volpi , il haussa les épaules ̶ je crois qu’il prisait davantage la voix de Thill ou de Corelli ̶ pour lui répondre : « Vous verrez, quand il prendra sa retraite, vous ne verrez pas beaucoup mieux. » Ce qui de nos jours prend une certaine saveur. A propos de Nella Anfuso, soprano alors à la mode et diva de la Musique Ancienne dans Monteverdi ou Vivaldi, il déclarait, dans toute sa vie même en cherchant bien, n’avoir jamais entendu de voix si petite. Elle était ainsi pour lui devenue une nouvelle mesure de référence, comme les ampères en lumière… on devrait désormais catégoriser les voix en « anfusi » : « deux anfusi, », « trois anfusi » pour une voix légèrement plus puissante… ! Avec un plaisir malin ses yeux brillaient de me voir éclater de rire, et je vous prie d’essayer encore d’imaginer son timbre inimitable !
Jacques Bourgeois me raconta volontiers n’avoir pas réalisé sa vocation, celle d’incarner le ténor wagnérien. Après quelques cours avec Janine Micheau, la sanction tomba : il avait tout compris mais n’avait pas la voix. Dès lors sa vie pris un autre cours : l’opéra toujours mais d’un autre point de vue. Grand connaisseur des voix du passé, des incunables de l’enregistrement, il partagea bientôt cette passion avec moi et mon partenaire Jacques Chuilon. Nous fûmes très fréquemment ses invités au même restaurant chinois, qui se trouvait à deux pas de son appartement, puis ensuite sollicités maintes fois de monter écouter encore quelques trésors de sa collection de disques, regarder ses vidéos, car malgré son âge, il restait au courant des dernières technologies et avait fait installer chez lui le meilleur système pour spatialiser la stéréophonie trop plate à son goût.
Il évoquait Germaine Lubin lui téléphonant pour s’entendre répéter qu’elle avait été la plus grande Isolde. Il se rappelait l’immense Wotan d’Hans Hotter à Bayreuth et celui de Fisher-Dieskau… Nous parlions des 78tours de Pol Plançon par exemple, de son style, de son émission, et de la ligne dans le beau timbre de Giuseppe De Luca. Jacques Chuilon avait alors entamé des recherches approfondies sur la technique vocale de l’immense belcantiste Mattia Battistini, chanteur unique que nous admirions, et qui se réalisèrent dans un magnifique livre dont malheureusement Jacques Bourgeois, qui l’avait encouragé vivement, ne vit pas la parution.
Dans les enregistrements des années 1900, le répertoire diffère sensiblement de ce qui se monte aujourd’hui, bien que certains ouvrages reviennent à la mode. Mon ami Jacques s’extasiait régulièrement sur les versions anciennes de ‘Léonor viens’, ‘A tanto amor’, ‘Spirto gentil’, ‘O mon Fernand’ et cet enthousiasme ressassé pour La Favorite en italien mais aussi dans sa version originale en français, fit son chemin chez l’autre Jacques ̶ l’aîné si je puis dire ̶ aussi, quand après avoir terminé ses années aux Chorégies d’Orange il eut à choisir un opéra à produire, Jacques Bourgeois s’était-il résolu à exhumer ce chef d’œuvre que Donizetti composa pour la France. Une distribution de jeunes chanteurs sortant du CNSM lui permit de concrétiser ce projet qui fut diffusé sur la télévision et parut en 33tours chez Erato.
C’est encore mon partenaire qui lui fit observer que dans son numéro sur le ‘Dialogues des Carmélites’, ‘L’Avant-Scène Opéra’ venait de divulguer une lettre écrite par Francis Poulenc à Claude Rostand en janvier 1957 avec ce détail croustillant : « …Article Bourgeois parfait. Il avait déjeuné at home chastement d’ailleurs. » Comme son amant d’alors ayant feuilleté la même revue criait « Oui ou non, as-tu couché avec Poulenc ?! », Bourgeois lui répondit : « Je ne me rappelle même pas. Il y a plus de vingt ans, tu m’ennuies. »
A mon arrivée à Paris j’eus l’occasion, grâce à Craig Rutenberg, de rencontrer Pierre Bernac, le baryton qui enregistra la presque totalité des mélodies de Poulenc avec le compositeur au piano. Ses conseils me furent précieux. Bourgeois me fit découvrir un de ses enregistrement plus rares : ‘L’Île heureuse’ de Chabrier. Pour le remercier, je lui offris en hommage ma version de cette mélodie enregistrée sur une cassette audio. Je ne suis même pas sûr qu’il y eut un Dolby, mais ce ne pouvait pas être pire que ce que j’entends aujourd’hui capté sur les smartphones. De fil en aiguille un projet de mélodies françaises vit le jour et Bourgeois me fit l’honneur d’écrire la quatrième de couverture de mon 33tours des mélodies de Fauré accompagnées par Dalton Baldwin. De Poulenc, j’eus le privilège de chanter l’intégrale des mélodies avec orchestre, au Grand Auditorium de Radio-France.
France-Musique ayant organisé une émission sur le chant français qui réunissait quelques sommités dans le Grand Escalier du Palais Garnier, je fus demandé d’y participer comme chanteur étranger confronté aux difficultés spécifiques de la langue de Molière. Soudainement se trouvait à mes côtés la grande Régine Crespin. C’était l’époque où il était de bon ton d’affirmer que les chanteurs français devenaient inaudibles car il ne faisait plus l’effort d’articuler les consonnes, à quoi s’opposa la grande Régine avec son tempérament : « La voix se projette par les voyelles. Essayez de crier sur une consonne, vous verrez ! » finit-elle, clouant le bec à Sergio Segalini. Jacques Bourgeois me taquina ensuite gentiment de n’être que peu intervenu. Aurais-je dû surenchérir ?
Dans une autre conférence, plus tard, je fus encore demandé comme expert de Musique Ancienne, cette fois assis à la droite de Jacques Bourgeois lui-même. René Jacobs, arrive en retard, par le fond de la salle. Il intervient pour soutenir que lui-même n’éprouve pas le besoin de modifier les voyelles vers l’aigu. Bourgeois, conciliant, lui répond qu’en effet, pour une femme, ce n’est pas toujours obligé, à la grande fureur de l’ancien contre-ténor passé chef d’orchestre. Bourgeois par coquetterie n’avait pas mis ses lunettes ce jour-là et la voix parlée de René Jacobs n’était pas clairement sexuée. Je regardais mes pieds tandis que mon partenaire s’efforçait de retenir son fou-rire.
Jacques Bourgeois remarquait souvent que la plupart des professeurs, même si eux-mêmes avaient été d’excellents chanteurs, sont incapables d’expliquer la couverture aux jeunes. Mais il n’était pas obnubilé par la technique vocale. Il m’expliquait que pour faire carrière, un chanteur doit réunir un ensemble de qualités. Il revenait souvent sur ce sujet et je me rappelle sa voix répétant « ensemble de qualités ». Il fallait un organe sonore, beau, si possible reconnaissable. Il fallait une ligne de chant, une articulation, une musicalité et même une expressivité. Ajouter une préparation impeccable, une bonne santé unie à une certaine force de caractère. Ensuite le problème sera d’être crédible dans les rôles d’amoureux, de père noble ou de basse bouffe… ce qui sous-tend un physique adéquat aux rôles que la tessiture exige.
Un grand moment pour moi, l’illustre critique se déplaça lui-même jusqu’à Tourcoing, pour m’entendre sur scène, moi, jeune débutant, lors de ma première grande production en France, dans ‘Le roi Théodore à Venise’ de Paisiello, un chef-d’œuvre encore très mal connu où j’assumais le rôle-titre. Avec les costumes XVIIIe, j’étais absolument royal, n’était l’aspect défraîchi voulu par le metteur en scène. Après le spectacle, Jacques Bourgeois me déclara que j’étais parfait dans le rôle bien qu’il ait été dommage que ma perruque poudrée laissât à désirer, ce qui n’était pas faux. Le critique musical s’y connaissait en perruque… suivez mon regard.
Au fur et à mesure ma carrière prit une tournure de plus en plus opératique et j’abordais après l’opéra Baroque, ce que les spécialistes appelaient « le grand répertoire » en cherchant à me décourager de m’y dévergonder. Je vis Jacques Bourgeois réviser ses idées, pour admettre que la musique de Haendel bien travaillée pouvait préparer à chanter celle de Rossini puis de Verdi. Mes engagements se firent beaucoup à l’étranger. A proximité tout d’abord puis à travers le monde. J’aurais tant voulu qu’il m’entende chanter Don Quichotte ou le roi Marke…
Fin août 1996, début septembre. Juste au moment d’atterrir en France après un de mes fréquents aller-retours à New York, je découvre par la presse, la mort de mon ami et bienfaiteur. De plus, j’avais raté ses obsèques, mais je vois qu’un événement restait prévu au cimetière du Père Lachaise. Sans hésitation, je me suis déplacé le jour même. Sur place, je découvre que c’était le moment de la crémation : seulement une poignée de personnes étaient présentes. Le moment solennel est arrivé où le cercueil fut motorisé vers le four qui ouvrait ses deux grandes portes mécaniques pour me dévoiler les flames terribles et bruyantes juste à l’intérieur. Inutile de dire que si vous voyez ce spectacle pour la première fois, c’est un choc. Les deux portes se refermèrent théâtralement, enserrant le cercueil, et voilà que se terminait un spectacle que je n’oublierai pas de sitôt. Rideau final. Pas d’applaudissements, s’il vous plaît ! Des années après, je me demande si Jacques Bourgeois n’avait pas mis en scène ce moment public exactement pour l’effet Deus ex machina, souriant à moi et tous ses auditeurs pour la grande ironie de la vie, inspiré bien sûr par la scène finale de ‘Don Giovanni’ qu’il adorait.
On peut encore l’apercevoir fugitivement dans une vidéo avec Marias Callas, Lucchino Visconti et Pierre Desgraupes, ou dans une autre avec Elisabeth Schwarzkopf essayant l’acoustique réfractaire du Théâtre Gabriel au Château de Versailles, avec Aldo Ciccolini et Walter Legge. On peut aussi lire ‘L’Opéra, des origines à demain’ une compilation de ses chroniques d’introduction à une retransmission radio. Il m’en disait simplement de sa voix inimitable : « C’est le fruit de vingt ans de réflexion. »
On se rappellera Jacques Bourgeois pour « sa » fameuse ‘Norma’ d’Orange avec Caballé drapée majestueusement dans le Mistral, « son » tout aussi célèbre ‘Samson et Dalila’ avec Jon Vickers et Shirley Verrett. Mais pour moi, l’homme était tout autre… Je me rappellerai toujours quand il me décrivait Marlène Dietrich cloitrée dans son dernier appartement de la rue Montaigne, ayant dû faire venir un plombier, le trouvant à son goût, jeune, beau, vigoureux, découvrant que lui susurrer la formule magique « je suis l‘Ange Bleu » ne produisait plus son effet.
Sic transit gloria mundi.